Rencontre 17 mai 2018
L’Amérique sauvage racontée par… Lance Weller
America prolonge l’expérience du dernier numéro spécial « Into the Wild » pour vous offrir en bonus des interviews inédites d’auteurs emblématiques des grands espaces. Lance Weller, l’auteur du roman Wilderness, revient pour nous sur le rapport qu’il entretient avec la nature sauvage : l’écrivain vit aujourd’hui à Gigi Harbor, dans l’État de Washington, et arpente depuis des années les forêts de la côte ouest.
Je suis plutôt d’accord avec la définition standard du dictionnaire selon laquelle la wildernessest une région inhabitée, en friche, caractérisée par une « immensité déconcertante, du danger, ou une profusion incontrôlée ». Mais je pense que ce terme a une dimension plus profonde encore : un aspect mystique et indéfinissable propre aux grands espaces s’étendant au-delà de l’extrême limite de nos villes et villages et qui parle directement – quoi que, de nos jours, doucement – au cœur américain. Il lui parle de danger, d’indépendance et de découvertes inimaginables. Ou, comme l’a écrit James Fennimore Cooper, des choses qui apparaissent « dans leurs couleurs les plus âpres et les plus authentiques ». Du moins, c’est ce que j’entends quand la wildernessme parle.
Lorsque j’écrivais Wilderness1, j’ai passé beaucoup de temps à faire de la randonnée dans les mêmes contrées que le personnage de mon livre, Abel Truman. Souvent, je me baladais seul et chaque fois, au moment de m’éloigner du parking, je ressentais le frisson d’un effroi merveilleux – parce qu’au-delà des places de parking et des terrains de camping, tout pouvait m’arriver, tout comptait et rien n’était routinier.
Je ne vis pas vraiment à la lisière de la wilderness, bien que parfois j’aie l’impression que ce soit le cas. Nous avons longtemps vécu dans une ville – dans un quartier délabré du centre-ville – avant de nous installer dans une région frontière des « boonies » (aux États-Unis, le terme booniesou boondocks, inventé assez récemment à partir de dialectes locaux lors de guerres à l’étranger, désigne des régions rurales, reculées sans être complètement sauvages). Ce qui est une manière détournée de dire que je n’ai pas besoin d’aller très loin pour trouver la vraie nature sauvage. Mais je dois quand même prendre ma voiture pour y arriver.
Mais, si je veux sortir prendre un verre ou dîner, la route m’emmène à travers une longue pointe qui sépare la baie du lagon. Et c’est étonnant de ne pasy voir des couples de pygargues à tête blanche volant autour des pins ; si j’ai beaucoup de chance, je peux même observer un banc d’orques, des phoques, des cerfs. Nous habitons aussi assez près des booniespour avoir régulièrement des coupures de courant lors des grosses tempêtes, quand les branches brisées renversent les lignes électriques. Cela nous rappelle toujours que la vraie wildernessse trouve juste en bas de la route, qu’elle n’est pas loin du tout.
L’Amérique est un pays encore suffisamment jeune pour que nous puissions entrevoir ses origines. Dans mon roman Les Marches de l’Amérique2, j’ai retracé le parcours des personnages depuis Plymouth Rock, où les pèlerins avaient débarqué, jusqu’à l’ouest, au-delà d’Independence, dans le Missouri. Pendant une grande partie de l’histoire de l’Amérique, frontières et limites étaient synonymes de wilderness, le point au-delà duquel les choses deviennent sauvages, dangereuses et séduisantes.
L’intellectuel Richard Slotkin affirme que pour les colons américains, la wilderness était partout et la frontière à un jour de route seulement. Les difficultés que cela posait tout simplement pour vivre ont beaucoup influencé la politique de « négligence salutaire3 », permettant non seulement aux idées de l’exceptionnalisme américain et de l’autonomie prospérer, mais réduisant au passage les débats politiques de l’époque à une simple opposition entre l’Homme et la Nature. La wildernessne fait pas seulement partie intégrante de l’identité américaine (bien que cette identité, comme bien d’autres avec le temps, s’adoucisse et se transforme), mais elle a toujours été une sorte de pacte sacré.
Il est donc remarquable de constater à quel point l’actuelle administration tente délibérément de briser les chaînes de ce pacte (aussi légères soient-elles) en ouvrant de grandes étendues de nature vierge à l’industrialisation. Je sais que je ne suis pas le seul à éprouver un grand malaise qui se mue en véritable colère à l’idée qu’une signature et la pression d’un jet de fluide de fracturation puissent nous voler l’une des pièces constitutives de notre identité nationale.